Les 150 derniers milles…
Bien sûr Ikesso est à Ushuaia depuis bientôt 3 semaines, mais le souvenir de l’approche reste fort… J’ai raconté déjà la dernière étape plein Sud et l’appréhension qui s’y rattachait par rapport à la météo qui pouvait être difficile ; Patrick a raconté le mouillage extraordinaire de Puerto Hoppner, l’arrivée à Ushuaia a été célébrée également… Je reviens sur les 150 derniers milles…
Les 3 jours précédents à cette arrivée à Ushuaia, notre objectif, ont été vécus très intensément, une approche lente évidemment en voilier, permettant une découverte petit à petit des paysages de Terre de Feu, voir enfin les côtes du Chili, lire ces noms mythiques sur la carte et s’y positionner, admirer ces ciels changeants et ces lumières, écarquiller les yeux chaque seconde, penser aux grands voiliers qui s’y sont risqués les premiers… Magique ! Percevoir également que le but est tout proche… il y a cette envie forte d’arriver, mais également de vouloir faire durer encore le plaisir de passer pour la première fois sur ces eaux dont j’ai tant rêvé…
Avec la météo et l’heure de marée, nous avons quitté le mouillage de Puerto Hoppner à 2h00 du matin le 28 novembre. Cette journée ne sera pas une journée ordinaire : devant nous, le Détroit de Lemaire à franchir avec le courant descendant sinon ce serait recul garanti ! Nous y arrivons à l’heure de l’étale mais finalement le courant de jusant n’est pas très significatif, probablement dû à la configuration météo. Environ 16NM à franchir, et bientôt de l’autre côté se profile la Terre de Feu, escarpée, montagneuse, sommets enneigés, déserte… Mais bien sûr aucun signe de vie : nous avons décimé le peuple Yaghan qui vivait ici en harmonie avec la nature, et qui n’avait pas besoin de notre civilisation… j’ai honte…
Il y a peu de vent, et de toutes façons nous devons sortir du Détroit de Lemaire avant la renverse de marée, donc nous naviguons au moteur, grand-voile haute. Nous doublons Cabo Buen Succeso, puis c’est cap à l’Ouest-Sud-Ouest vers Cabo Hall derrière lequel s’ouvre la grande baie Bahia Aguirre. Déjà nous apercevons les côtes du Chili sur avant bâbord : Isla Nueva, Isla Lennox, et derrière Isla Navarino.
A Punta San Pio, qui sera (pour le moment) le point le plus Sud atteint avec Ikesso par 55°4’ Sud, démarre le Canal de Beagle, entre la Terre de Feu argentine et Isla Nueva chilienne ! La frontière entre les 2 pays serpente au milieu du canal et il nous faut rester du bon côté, le Canal Beagle n’étant large que de quelques milles !
Quel sentiment extraordinaire d’être là, sur mon beau voilier Ikesso, avec Patrick et Jean-Yves, et repenser à toute cette route plein Sud depuis la Rance avec aussi Françoise, Isabel et Ulf.
Par moments le vent monte un peu et s’oriente de manière à nous permettre de couper le moteur et de savourer une navigation paisible à la voile sur un Canal Beagle très calme. L’air est froid et nous sommes bien emmitouflés jusqu’aux yeux, mais nos regards montrent le sourire qui ne nous quitte pas sous les écharpes et vestes de quart. Nous échangeons souvent des regards un peu embués par l’émotion de cette remontée du Canal Beagle et la beauté des paysages. Nous sommes seuls sur la mer, ce matin il y avait un gros bateau de pêche qui tournait mais il a disparu.
Le mouillage d’Harberton, qui est l’étape visée, est encore à 30NM, à cette vitesse nous y serons vers minuit ! En effet le courant de marée contraire nous ralenti parfois jusqu’à 3,5 nœuds en vitesse-fond (SOG Speed-on-ground) malgré nos 6 nœuds sur l’eau…
De loin en loin nous apercevons une balise sur la côte argentine, elle ressemble à un cône de Lubeck géant, ces cônes de signalisation qui nous sont familiers partout où il y a des travaux… La lumière est magnifique, avec ces nuages qui donnent beaucoup de relief avec des zones d’ombre, des éclairages indirects, des pinceaux de soleil sur la côte ou sur la mer…
Quelques îlôts rocheux… celui-ci est-il chilien ou argentin ? Par endroits, sur la carte, la frontière est franchement discontinue, sujette à des revendications diplomatiques à propos de cailloux qui émergent péniblement à marée haute !
Soudain j’aperçois sur l’avant tribord de gros ailerons qui fendent l’eau puis disparaissent. Trois ! Ils coupent la route du bateau et s’éloignent assez rapidement vers le Sud ; cqu’est-ce ? Je consulte le descriptif dans un guide, et j’opte, un peu impressionné, pour des orques, dont il est dit qu’on en voit dans le Canal Beagle ! Mais Jean-Yves, largement plus expérimenté que moi en observation de la nature, penche pour des Rorquals Communs « balaenoptera physalus »…
Vers 21h, au loin nous voyons approcher plusieurs gros navires ; l’AIS nous confirme que 3 gros bateaux de croisières viennent à notre rencontre à 16 nœuds, il est préférable de nous écarter de ces monstres qui emmènent des passagers en Antarctique. Le bateau du pilote, tout jaune, est au mouillage en attente sous l’île des Becasses, et quand il démarre, le grondement de son moteur résonne longuement sur les eaux du Canal en couvrant celui des autres ; il va récupérer les pilotes des paquebots à la sortie du Canal Beagle…
Dans la nuit qui s’épaissit, nous laissons l’Islote Hakenyesbka puis l’Islote Belgrano sur Tribord, avant la Punta Navarro, puis le petit feu de Ponsati, et nous entrons lentement à la nuit noire dans Puerto Harberton (qui n’est pas un port !) en scrutant la carte électronique avec le GPS. La passe est large de 300m et profonde de 12m, nous distinguons vaguement les berges et nous poursuivons jusqu’à l’embarcadère qui porte un fanal. Les différents guides nautiques indiquent une bouée de mouillage mais où est-elle ? Nous tournons un peu sans la trouver, puis mouillons l’ancre dans 8m d’eau juste avant minuit… avant d’aller nous écrouler dans nos couchettes après cette longue journée dont je n’ai pas perdu une miette ! Demain Ikesso restera au mouillage !
Et nous nous réveillerons dans un site somptueux, sous une belle lumière, une impression de bout du monde habité… La bouée n’est plus là, nous aurions pu la chercher longtemps !
Dans cette belle baie de près d’1NM de long, a été fondée en 1886 la première estancia de la Terre de Feu, elle couvre 20000ha. Des maisons basses aux toits rouges s’alignent face au soleil levant sur une berge en pente douce, des prés bien verts avec des barrières de bois, un grand potager, des squelettes de baleines diverses s’alignent à côté du musée de la faune marine, un embarcadère en bois… Ikesso oscille sous les rafales, et bientôt nous débarquons avec Jean-Yves (armé de ses appareils photos) pour découvrir les lieux. L’estancia vit maintenant essentiellement du tourisme, son restaurant offre une cuisine aux produits du potager et des prés, et les excursions guidées proposent la rencontre de la faune sur les quelques îlots de son domaine dans le Beagle. Surveillant (avec admiration !) Ikesso au mouillage dans ce décor de rêve, je profite du Wi-Fi du restaurant pour mettre à jour le blog et vous conter en mots et en images la vie à bord d’Ikesso. En fin de journée, alors que le vent est calmé, Patrick fait décoller le drone haut dans le ciel de Puerto Harberton depuis le bateau pour prendre des photos.
Demain 30 novembre, nous arriverons à Ushuaia, et encore une fois, la météo nous impose de partir très tôt pour ne pas avoir à lutter péniblement contre un vent contraire : il reste près de 45NM à parcourir et nous voulons arriver en matinée. Nous sommes très motivés, un peu excités, et l’horaire ne nous fait pas peur ! J’avoue que j’ai adoré le site d’Harberton et que je serai bien resté encore au mouillage, mais les jours de Jean-Yves à bord sont comptés et nous voulons profiter d’Ushuaia ensemble…
A 2h00 du matin, par un froid pénétrant et peu de vent, nous levons l’ancre dans la nuit noire et quittons ce mouillage à l’aveuglette. Pas de kelp dans la chaîne ni l’ancre, contrairement à nos craintes, c’est parfait. 3 paires d’yeux rivées sur l’écran de la tablette et sur les berges ne sont pas de trop, nous communiquons avec quelques mots simples, en confiance étroite tous 3, pour suivre à petite vitesse (moins de 4 nœuds au moteur) au GPS la route définie sur la carte électronique. Quelques feux clignotent sur la côte chilienne toute proche, mais rien côté argentin pour le moment. Inutile de préciser qu’il n’y a aucun autre bateau en vue… Nous doublons Isla YUNQUE, et voilà Isla MARTILLO qui montre un petit feu discret… La Prefectura Naval Argentina ne tarde pas à nous demander par VHF de nous signaler : « Ikesso Ikesso, vous allez où, heure d’arrivée, combien êtes-vous à bord… » et après réponses, nous demande de nous signaler en approche d’Ushuaia, à hauteur de Islotes Eclaireurs… Si Señor !
Notre vitesse sur le fond varie sans cesse, Ikesso rentre dans des veines de courant qui changent de sens suivant la configuration de la côte, et nous font dévier de la route, mais nous devons rester du côté argentin de la frontière, alors que le Canal de Beagle fait moins d1NM de large entre Isla Navarino (Chili) et Isla Gable (Argentine) ! Au loin à quelques milles, les lumières de Puerto Williams, la ville la plus sud au monde (avant c’était Ushuaia qui est très jalouse…) dans laquelle nous ferons notre entrée au Chili, début janvier avec Olivier-Coyote, pour explorer les Canaux de Patagonie ! Pour le moment, restons « argentins » !
Eau plate, peu de vent qui tourne, un froid perçant, toujours au moteur, nous longeons l’Isla Gable dans l’aube naissante. On distingue quelques bâtiments, une ferme à saumons, côté argentin, et quelques feux et une route côté chilien. Les 2 bouées cardinales Nord du Banco Herradura indiquées sur la carte Navionics ne sont plus qu’une (j’ai quelques doutes sur Navionics…) ! Nous longeons lentement la côte argentine sur Tribord, à ¼ de mille environ, et dans le petit jour, nous voyons cette route vide qui parcoure la rive, quelques maisons de loin en loin, des chevaux, mais aucun humain visible… Punta Parana, Punta Remolino et le Récif Lawrence, Punta San Juan… De chaque côté, des sommets enneigés éclairés, et au fond, vers l’Ouest, Ushuaia dont nous voyons scintillé les lumières, une cordillère enneigée barre l’horizon, c’est là que sont les fameux canaux de Patagonie… La mer est à peine ridée et Ikesso fend l’eau sans bruit, nous profitons à fond de ces derniers milles, de ces dernières heures de navigation…
A la hauteur de Islote Eclaireurs, il nous reste environ 8NM à parcourir, et j’appelle L3P, indicatif de la Prefectura Naval d’Ushuaia : « Lima Tres Papa, Lima Tres Papa, from IKESSO, IKESSO, India Kilo Echo Sierra Sierra Oscar, we are at position 54°51S and 68°5W, going to USHUAIA Club Nautico AFASyN, ETA 10:00 ».
Peu à peu, la ville se précise, étalée en pente au bord du Canal, adossée à ses montagnes, on distingue le port : mais où est le fameux Club AFASyN qui m’a été recommandé par Hervé et que nous avons choisi ? J’ai bien envoyé un mail et un message WhatsApp il y a quelques jours, mais je n’ai eu aucune réponse… Y aura-t’il de la place pour nous au ponton ? qui finit par se découvrir… Côté Sud ça a l’air bien plein et les bateaux accostés sont trop petits pour mettre Ikesso à couple. Côté ville (Nord), nous approchons d’Ocean Tramp, un gros ketch immatriculé en Jamaïque, et lui demandons la permission de venir nous amarrer à couple.
Une fois les amarres et les gardes passées, nous mettons pied à terre et sommes accueillis par Roxanna la Capitaine du Club, responsable du Ponton, super sympa, qui parle couramment français ! Roxanna m’emmène illico en voiture à la Prefectura Naval et à la Aduana pour faire les formalités, et grâce à elle, je gagne au moins ½ journée ! Petite anecdote : l’officier de permanence de la Prefectura Naval, en me remettant les papiers que j’ai remplis et qu’il a signés (au bout d’1.4h, il faut savoir être patient…), que nous devons faire tamponner à la Aduana, me donne également un cahier rouge dont je ne sais quoi faire… dans la voiture, je le montre à Roxanna qui s’affole : il m’a remis un cahier sur lequel tous les évènements du bureau sont consignés… Oups !!! Nous lui rendrons discrètement en revenant un peu plus tard…pour qu’il s’évite la cour martiale !!!
C’est un sentiment incroyable qui m’envahit d’être à Ushuaia, j’en ai tant rêvé ! Je traverse la ville sans la voir, pressé de me débarrasser des formalités, et en faisant connaissance avec Roxanna, ayant hâte de retrouver Patrick et Jean-Yves pour partager ces premières heures au ponton du Club AFASyN…et planifier la découverte de la ville et ses environs… Nous resterons Patrick et moi jusqu’à l’arrivée de Coyote le lendemain de Noël, nous aurons le temps de bien profiter…et de vous raconter !